
Escrimeur, ou l’art de « partir dans le bon temps »
« La montre n’influence pas, elle dirige ». Cette phrase, prononcée sans emphase par Alex Fava, résume une vie que celui-ci a jusqu’à présent consacrée à l’escrime. Être sportif de haut niveau c’est, semble-t-il, passer sa vie à cohabiter avec le temps, à le dompter, à – tenter – de le plier à ses volontés, jusqu’à ce que celui-ci reprenne inévitablement ses droits, comme toujours.
Montpellier, 1994. Alex Fava a six ans quand il enfile pour la première fois un masque d’escrimeur. Il en a aujourd’hui trente-six, a raccroché et pris sa retraite sportive l’année dernière. Entre-temps, il a connu des victoires et des échecs, des blessures et des podiums, et à présent il se consacre à « l’après » comme on dit dans le jargon. Trente années passées à croiser le fer avec une discipline impitoyable dans un parcours qu’il qualifie lui-même de classique : ses premiers pas d’escrimeurs dans un club à Montpellier, puis plusieurs années au centre de formation de Reims, l’équipe de France des Jeunes, et enfin l’INSEP (l'Institut National du Sport, de l'Expertise et de la Performance) pour treize saisons. A son actif, six titres de champion de France, des médailles européennes, et le plus beau, un titre mondial avec une médaille d’or par équipe aux championnats du monde du Caire en 2022. Une consécration !
Alex Fava n’a jamais été « le favori, le grand talent de l’escrime à qui on destinait une très belle carrière » raconte-t-il. « J’ai toujours dû énormément travailler et développer une force mentale en termes d’abnégation, de rebonds, de remise en question ». S’il n’était pas favori, il a été un excellent endurant. « J’ai avancé à l’aveugle. Je ne savais même pas au début si j’allais avoir une carrière et combien de temps cela allait durer. Le plus difficile n’est pas d’atteindre une performance mais d’être régulier dans celle-ci. J’ai toujours continué en me disant que tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain » confie-t-il. Ses mots résument parfaitement cette relation étrange qu’ont les sportifs de haut niveau avec le temps : toujours projetés vers l’après, jamais certains de ce qui suivra. Avancer sans garantie ni filet, et parfois même sans mémoire non plus. « J’ai très peu de souvenirs extrêmement précis de mes compétitions. C’est étrange. Les sensations très fortes restent, mais pas les actions et les touches. Au cours d’un match, on est tellement focus dans le présent que l’on a du mal après à se rappeler ce qu’il s’est passé exactement ».
L’escrime est un sport de précision, presque chorégraphique. Il est difficile de s’imaginer comment un escrimeur de haut niveau ressent le temps pendant une action. Est-ce qu’il ralentit, s’accélère, se dilue ? Il y a, semble-t-il, dans ce sport, un paradoxe temporel fascinant. La touche se joue à la centième de seconde, mais sa perception intérieure peut quant à elle durer une éternité. « L’objectif est de réaliser la bonne action au bon moment en ayant mis en place en amont les stratagèmes pour déstabiliser l’adversaire. Pendant l’action, tout va très vite. Mais autour, c’est comme si le temps se dilatait. Je ressens plus intensément l’avant et l’après d’une touche » explique Alex. Il nomme cette sensation le « flow », qu’il décrit comme une sensation de lévitation, lorsque le corps et l’esprit ne font qu’un. Un instant brut et suspendu, qui précède ou succède à un enchaînement immédiat : repartir à l’assaut, littéralement. On ne peut pas se permettre de ressasser, il faut toujours anticiper. « Si tu penses à la touche d’avant, tu es mort, car tu es déjà en retard sur la suivante ».
En escrime, le « bon » geste ne suffit pas. Ce qui compte, c’est le bon geste au bon moment. « Le temps parfait existe. Ce n’est pas la plus belle action techniquement qui fait mouche, c’est celle qui surgit au moment exact ». Et ce « moment exact » n’est pas inné ou donné, il se construit à force de répétitions, d’entraînement, de constructions d’un nombre incalculable de scénarios possibles. Il s’agit de créer et d’adopter un langage corporel qui saura reconnaître l’instant propice, celui où l’adversaire ouvrira une brèche. Alex Fava parle de « partir dans le bon temps » en langage d’escrimeur.
Dans le sport de haut niveau, le temps est à la fois partenaire et adversaire. Il construit, mais détruit aussi. Il offre des occasions pour parfois les reprendre aussi vite. « Encore une fois, je ne savais pas combien de temps durerait ma carrière. Je me fixais des objectifs à court et moyen terme, jamais à trop long terme. Les Jeux Olympiques ? Oui, un rêve. Mais en réalité, tu comptes en compétitions, en saisons, en jours d’entraînement avant de rêver ». Le plus difficile, n’est pas de briller une fois mais d’être régulier pour rester dans le jeu et la compétition. Puis les plus jeunes arrivent sur le devant de la scène, le corps fatigue et même l’envie s’érode. « Ce que je savais faire de mieux, c’était l’escrime. Mais il y a un moment où j’ai senti que je ne pouvais plus repartir pour quatre ans ». Cette lucidité est aussi une forme de sagesse, le refus de s’accrocher trop longtemps et le choix de ne pas devenir « aigri », comme il le dit lui-même.
Alex Fava a toujours su et voulu préserver un équilibre entre sa vie d’athlète et le reste. Même si son emploi du temps a toujours été construit autour de l’escrime, il n’a jamais fait que ça. Il parle de « multi-temps » : le temps de l’entreprise (il travaille à la BRED), le temps de l’entraînement, le temps social, familial, amoureux. Des compartiments parfois étanches et poreux, mais nécessaires, voire même vitaux. « C’est fatigant d’enchaîner, mais pour moi, c’était salvateur » raconte-t-il en se souvenant de soirées entre amis, de parties de cartes post-entraînement, de tous ces moments qui permettent de souffler et relâcher la pression extrême imposée par la discipline sportive. Car la compétition de haut niveau est une dictature qui oblige une vie anticipée, rythmée et ultra maîtrisée. « De septembre à juillet, tu sais chaque jour exactement ce que tu vas faire pendant onze mois. Tout est programmé. Ce qui est à la fois confortable… mais parfois étouffant ».
Aujourd’hui, Alex Fava n’est plus escrimeur. Il est sélectionneur de l’équipe de France des moins de 20 ans et travaille à la BRED. Et surtout, il réapprend à vivre sans échéance sportive. Se retrouver avec du temps libre peut paraître vertigineux au début. « Mon emploi du temps n’est plus rythmé par les stages, les entraînements et les compétitions. C’est une autre gestion du temps et un autre rapport à celui-ci. Il faut apprendre à se fixer d’autres objectifs. En tout cas je ne suis plus contraint, ou en tout cas beaucoup moins ! ».
Les chronomètres et le temps compté à la centième de seconde près c’est terminé pour Alex. Sa montre est à présent un compagnon, un objet bijou. « Je regarde toujours l’heure, mais maintenant je veux que le temps passe plus lentement. Et je crois que ça arrive… quand on recommence à apprendre de nouvelles choses et à se fixer de nouveaux objectifs de vie » raconte-t-il. C’est peut-être dans cette lente mais nécessaire reconquête et réappropriation du temps, ou plutôt d’un nouveau temps comme nouvelle ère, que réside le vrai défi du sportif en reconversion. Il s’agit de ne pas rester accroché à l’adrénaline d’hier ni de courir après un passé glorieux mais de trouver un nouveau rythme, et pourquoi pas, une nouvelle manière de savourer le présent. Une page se tourne pour en ouvrir une autre. Alex Fava n’est plus en compétition sur les pistes d’escrime, mais il continue à y passer du bon temps aux côtés des jeunes qu’il entraîne. C’est peut-être dans ce passage de témoin que le temps devient enfin un allié…